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Joyeux Noëls

 

 

Cette année, Cléa ne partirait qu’après Noël. Elle ne pouvait pas leur faire le coup tous les ans, être absente à la fête familiale « parce qu’elle avait bénéficié de tarifs intéressants sur le Thalys ce jour-là. » 

 

« Ce jour-là, justement ce jour-là ! » avait rétorqué son père au téléphone. « Intéressant, qu’est-ce qui est intéressant ? Payer moins cher le train ou passer Noël en famille ? » Elle n’avait pas osé lui répondre que si, de temps en temps, il lui faisait un petit chèque pour améliorer ses fins de mois ou pour assurer ses à-côtés quand elle partait en vacances, elle serait certainement moins près de ses sous.

 

Mais la vérité était autre : elle n’avait pas envie de passer un énième Noël où elle se sentirait mal à l’aise. Le dernier avait été particulièrement gratiné, elle en gardait des souvenirs amers. Non, Cléa avait voulu, pour une fois, se faire son 25 décembre à elle, n’être obligée de rien.

 

Ce jour-là, à Amsterdam, elle avait visité la grande synagogue portugaise et le musée de l’histoire juive. Quand elle s’était retrouvée dehors, à la nuit tombée, elle avait eu une pensée pour ces cadeaux qu’elle leur avait faits, qu’ils devaient avoir ouverts, maintenant.

 

Venue voir son père quelques jours avant son départ, Cléa avait confié à ses bons soins un grand sac contenant un paquet pour chacun et deux plus gros, à partager : une boîte de pralinés et un assortiment de produits de toilette en mini flacons, pour la douche ou le bain. Elle avait respecté son contrat, et son budget. Son père l’avait d’abord accueillie froidement puis s’était radouci, l’invitant à partager son bœuf bourguignon mijoté dans une cocotte en fonte.

 

Le 1er janvier, à son retour des Pays-Bas, Cléa avait rendu visite à son frère, sa belle-sœur, sa nièce et son neveu. Ils n’avaient pu la voir à Noël, alors ils l’invitaient à déjeuner. Ils l’avaient remerciée pour ses cadeaux. Elle avait reçu de leur part un coffret DVD consacré à Pierre Desproges : spectacles, émissions télévisées, documentaires… Elle en avait été profondément touchée. Eux, au moins, étaient aux petits soins pour elle ! Justement, elle venait de visionner des enregistrements vidéo du Tribunal des flagrants délires… Ils avaient tapé dans le mille !

 

Elle avait fui l’hiver dernier, mais cette année, il lui faudrait affronter la réunion familiale. Elle voyagerait ensuite, à des tarifs tout aussi intéressants, soit dit en passant. Peu importe ce qu’ils avaient pensé d’elle et de son alibi bidon.

 

Début décembre, Cléa avait commencé à réfléchir à ce qu’elle allait leur offrir. Elle aimait aller dans les magasins à cette période, il y régnait un esprit joyeux, insouciant, qui la mettait de bonne humeur.

 

Elle ne put, une fois de plus, se résoudre à limiter ses achats aux seuls enfants, tous ados maintenant. Elle voulait faire plaisir à tout le monde, avoir une petite attention pour chacun… Pour le peu qu’elle recevait en échange, elle aurait pu tout aussi bien assurer le minimum syndical. Mais non, elle s’obstinait à offrir quelque chose aux adultes, c’était plus fort qu’elle. On reste tous de grands enfants, pensait-elle, devant quelques paquets à déballer au pied du sapin.

 

Pour son père, elle avait choisi un coffret livre CD comportant des extraits d’œuvres classiques, choisis et lus par Guillaume Gallienne : Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola… Tout un programme ! Chacun des quatre ados recevrait une carte cadeau ainsi qu’un livre sélectionné avec soin. Les deux fois précédentes, elle avait crédité leur carte de trente euros. Cette année, elle n’avait mis que vingt-cinq, préférant ajouter en complément sa petite touche personnelle. Tous les quatre aimaient lire, une chance !

 

Son frère aurait droit au Blue Ray de « The Big Lebowski » des frères Coen, sa belle-sœur à un recueil de poésies, sa belle-mère à un recueil de nouvelles. Pour Pascale et Patrice, elle avait opté pour des Librio. Elle s’était fait plaisir, elle aussi, s’achetant un roman, un guide de voyage, des rideaux, des objets de déco, une nouvelle robe, des bottines neuves… Elle avait fait l’impasse sur la boîte de chocolats, s’étant dit qu’il y en avait toujours trop.

 

Cette année encore, son père les invitait au restaurant, à quelques minutes en voiture de chez lui, dans le village voisin. Il avait réservé pour midi et demi. Évidemment, tout le monde n’avait pu être rassemblé qu’à treize heures passées… Ce n’était pas si grave, c’était comme d’habitude ! Il y en avait toujours qui arrivaient en retard, toujours les mêmes, ça faisaient des années que ça durait ! On n’allait pas s’énerver pour si peu !

 

D’autant plus qu’avec le champagne servi en apéritif, la situation s’était rapidement détendue. Cléa s’était assise près de son frère et de sa belle-sœur, ils avaient en commun moult sujets de conversation. Les quatre ados trônaient de l’autre côté de la grande table ovale, smartphone en main, son père et sa belle-mère étaient à sa gauche. À côté d’elle se trouvait Pascale. Patrice s’était placé du côté des ados.

 

Elle avait mis la petite robe qu’elle s’était offerte et ses nouvelles bottines, on lui avait fait des compliments sur sa tenue. Elle avait dit aussi tout le bien qu’elle pensait de sa nièce, devenue une jeune fille svelte, très élégante, prenant soin d’elle.

 

Le repas se déroulait on ne peut mieux, on buvait du vin, les conversations allaient bon train, son père était d’humeur joviale. Plus tard, lorsqu’elle l’aperçut au comptoir en train de régler, chéquier en main, elle se demanda combien avait pu coûter un pareil festin. Elle conclut à une somme dépassant les mille euros.

 

Ils reprirent leur voiture pour aller passer la fin de la journée dans la maison paternelle, un souper léger était prévu dans la soirée. Pascale, Patrice et les deux garçons mirent du temps à arriver, ils avaient pris la mauvaise route, et comme il y avait du brouillard, ils s’étaient perdus…

 

Son père alluma un feu dans la cheminée de la grande pièce principale, chacun vaquait à ses occupations, le bois flambait, le sapin clignotait, les paquets miroitaient… Cléa attendait avec impatience le moment où tout le monde ouvrirait ses cadeaux.

 

Noël n’avait jamais représenté la fête chrétienne de ce côté-ci de sa famille, mais on se réunissait ce jour-là, c’était ainsi depuis qu’elle était née. On allait chez les grands-parents ou ils venaient à la maison, il y avait toujours un grand repas, un sapin illuminé, des paquets à déballer. Plus tard son frère était arrivé, puis des cousines et des cousins… Il y en avait eu du remue-ménage, de l’effervescence, de la magie dans l’air !

 

L’heure a sonné, Cléa ne se sait plus si c’était avant ou après le souper. En revanche, n’avoir reçu, en tout et pour tout, qu’un maigre sachet de truffes au chocolat comme cadeau de Noël, elle s’en souvient parfaitement, elle n’est pas prête de l’oublier. Elle avait bien fait de ne pas acheter des friandises à partager, celles-là lui resteraient longtemps en travers de la gorge.

 

Elle reste silencieuse, immobile, la gorge serrée, au milieu des bruits de papier que l’on déchire, des cris d’agitation des uns et des autres. Son père, à côté d’elle, n’ouvre pas les paquets qu’il a devant lui, il semble être ailleurs. Elle lui en fait la remarque, ce à quoi il répond sèchement qu’il fait ce qu’il veut, qu’il les déballera plus tard, quand il sera au calme, dans ses appartements.

 

Ça lui sort du cœur, elle lui dit combien c’est vexant pour elle qu’il ait cette attitude, ça ne se fait pas, ça ne s’est jamais passé comme ça, enfin ! Il s’exécute de mauvaise grâce, feuilletant à peine l’anthologie des meilleurs dessins de Charlie Hebdo offerte par son frère, trouvant de quoi redire au sujet du coffret de Guillaume Gallienne… Ben mon vieux ! Si elle avait su, ce coffret, elle se le serait offert !

 

Entre temps, sa nièce s’aperçoit qu’elle a ouvert par erreur un paquet qui lui est destiné, il faut dire qu’elles ont des prénoms assez proches. Elle s’excuse gentiment en lui remettant le livre, puisque c’en est un, il n’y a plus l’emballage pour lui faire la surprise. Elle remercie son frère et aussi sa belle-sœur, à l’origine de cette idée de lui offrir le prix Goncourt des lycéens. Elles en avaient justement parlé au cours du repas au restaurant.

 

Cette année, Cléa n’a pas eu l’occasion d’ouvrir un seul cadeau. Les ados ont été gâtés, ils sont venus lui faire une bise l’un après l’autre, semblant contents du livre qu’elle a offert à chacun d’eux. Il leur reste cependant une enveloppe à ouvrir. Elle pense aux étrennes qu’elle-même réclamait à ses grands-parents, quand elle avait été plus grande. Ainsi vont les choses…

 

Son neveu s’étant emparé de la sienne, son père lance à la cantonade que c’est sa contribution et celle de sa compagne pour le Noël de leurs petits-enfants. Il espère, en passant,  qu’ils en feront bon usage. Ne se faisant pas prier, les ados ouvrent leur enveloppe et plongent leurs yeux à l’intérieur, affichant un sourire plus que satisfait. L’aîné des deux garçons en sort le contenu, quatre billets de cinquante euros qu’il exhibe fièrement à l’assemblée, avant de les mettre sous son nez en respirant bien fort.

 

Cléa se trouve sidérée par le montant de la somme allouée à chacun. Elle n’a guère reçu plus de deux cents francs, à l’époque, de la part de ses grands-parents. Certes, l’argent n’a pas la même valeur aujourd’hui, mais tout de même ! Plus de mille balles par tête ! Elle pense soudain à l’expression : « donner de la confiture à des cochons » qu’elle réprime ensuite. Non, elle n’ira pas jusque-là, mais enfin !

 

Qu’avait-elle pu trouver à redire le jour où son père avait déclaré qu’il ne donnerait plus d’argent aux adultes, que ses cadeaux seraient exclusivement réservés à ses petits-enfants et à ceux de sa compagne ? Elle aurait pu lui avouer qu’elle aimait, chaque année, recevoir ses cent euros. Ils allaient lui manquer.

 

Elle s’achetait toujours quelque chose qu’elle n’aurait pu s’offrir, sinon. Ça mettait du beurre dans ses épinards, ça lui faisait plaisir, tout bonnement, cette petite attention de sa part, le jour de Noël. Eh bien, il faudrait s’en passer… Elle avait continué comme avant, persistant à faire des cadeaux à tout le monde. Ce n’était pas pour elle une question d’argent, plutôt une question de principe.

 

Cléa n’avait pas su quoi dire le jour où son père lui avait appris qu’il allait payer le permis à Patrice. Le pauvre allait travailler dans les vignes à vélo ! Ça serait un plus pour lui, pour ses éventuels patrons aussi. Aujourd’hui, tout le monde avait le permis ! Résultat, son père avait avancé la somme pour les cours de code et de conduite mais Patrice n’y était jamais allé. Apparemment, il faisait une phobie de la voiture.

 

Plus tard, c’est à Pascale qu’il donnait de l’argent, en vue d’une formation qualifiante qui lui permettrait de trouver plus facilement un emploi stable. Oui mais Pascale était instable, elle voulait rester libre de toute obligation, alors, la formation… Elle avait accepté qu’il lui finance l’année d’études pour finalement tout arrêter en cours de route, plantant là ses deux garçons et son ex pour rejoindre un type dans le Midi. Deux mois plus tard, elle était de retour, fauchée comme les blés.

 

Cléa ne demandait pas d’argent à son père, elle en laissait profiter les autres. Elle n’avait pas à se plaindre, elle gagnait relativement bien sa vie, elle n’était pas dépensière, alors… Elle encaissait sans rien dire, elle ne voulait pas se montrer jalouse, encore moins révoltée.

 

Elle garderait longtemps en elle l’image de l’aîné brandissant ses billets. Ça avait dépassé les bornes, c’était plus qu’elle ne pouvait en supporter. Elle y avait vu un affront, elle s’était sentie humiliée. Sûr, elle s’arrangerait pour être ailleurs l’année prochaine, et tous les Noëls à venir. Elle mettrait trente-cinq ou quarante euros sur la carte cadeau de chacun des ados, elle leur ferait parvenir par la Poste avec un petit mot, et basta. Pas la peine d’en faire plus, elle avait compris. Elle en faisait dorénavant une question d’honneur, et surtout d’amour-propre.

 

 

 

 

Texte écrit pour le concours de nouvelles 2017 de la médiathèque de Chelles (réseau des médiathèques de Paris-Vallée de la Marne) sur le thème « Histoires sonnantes et trébuchantes ».

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