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Changement de cap

 

 

C’est venu peu à peu, à partir de mes cinquante ans. Depuis, ça n’a fait qu’empirer. Avant, peut-être y étais-je moins sensible, sans doute n’y faisais-je pas attention. Ce qui a commencé à m’alerter, c’est l’utilisation, de plus en plus fréquente, du vouvoiement à mon égard. Pas uniquement venant de personnes plus jeunes, mais aussi de celles de ma génération, voire plus âgées. Moi qui avais l’impression d’évoluer dans un univers professionnel où tout le monde se tutoyait, cela m’a fichu un sacré coup au moral. Mais s’il ne s’était agi que de cela…

 

J’ai commencé à entendre employer le « vous » dans des cadres festifs et conviviaux, un concert par exemple. Cela m’arrivait de plus en plus souvent, c’en était vexant, agaçant, tellement blessant… Moi qui donnais du « tu » à qui mieux-mieux sans aucun complexe, voilà qu’il me fallait à présent surveiller mon langage. Mais qu’est-ce qu’il leur prenait, à tous et à toutes ? Il n’y avait plus qu’à la fête de l’Huma où le tutoiement restait de rigueur. Salut à toi, camarade ! Vivement septembre !

 

Je me souviens très bien de la première fois où l’on m’a demandé si je bénéficiais d’une réduction. C’était au guichet du Centre Pompidou, j’allais voir l’exposition consacrée à René Magritte. Lorsque je m’enquerrai, naïvement, de savoir pourquoi l’on me posait cette question, l’on me répondit, courtoisement, que j’avais peut-être droit au tarif Senior… Allez, prends-toi ça dans les dents ! « Mais non, ai-je bafouillé, je n’ai pas atteint cet âge, et je travaille encore… »

 

Cette situation, je l’ai à nouveau vécue pas plus tard qu’hier soir, au CGR de Torcy. Une très jeune femme s’enquiert de savoir si elle me fait le billet en tarif réduit pour La Forme de l’eau. Je reste calme, je lui souris, je lui réponds très gentiment que non. Puis je file vers la salle obscure le rouge aux joues, presque en rasant les murs. J’ai honte de ce que je deviens. J’ai peur de ce que je renvoie aux autres. Le film de Guillermo Del Toro me montre le contraire, laisse entrevoir un monde où l’on se moque des apparences.

 

Dans les transports en commun, il est dorénavant courant que l’on me propose de me céder la place. Cela me met en rogne. Comme si j’avais besoin de m’asseoir… Mais j’aime être debout, moi ! Qu’on soit gentil, d’accord, mais qu’on me fiche la paix avec la courtoisie, la politesse et le soi-disant respect ! Toutes ces bonnes intentions me laissent perplexe. Quelle est donc cette image que je donne à voir à mes contemporains ? Quelqu’un d’usé, ridé, fatigué, courbé par le poids des années ? Quelqu’un de vieux, en somme ? Une personne âgée ?

 

Les machines, elles, ne vous font pas de réflexions à ce sujet… Éviter dorénavant les guichets des musées et des cinémas, opter pour les caisses automatiques ou les réservations par Internet ? Ne me déplacer qu’en voiture ? Sans faire de BlaBlaCar ? Et le contact humain, dans tout ça ? J’en ai besoin ! Il me faut juste accepter que les choses aient changé, que la roue tourne, que personne n’y peut rien, que la vie c’est comme ça, c’est inéluctable, c’est la dure condition des mortels…

 

Me vient à l’esprit cette chanson d’Alain Souchon : On avance, on avance, on avance, c’est une évidence : on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens, on avance… Rien à rajouter, tout est dit. Me voilà soudain plus optimiste.

 

Je me sens si jeune, encore ! J’aimerais tant le rester ! Mon corps et mon visage me disent le contraire, pourtant. Mon médecin pas trop, mais ça viendra. Encaisser cet état de fait, triste réalité. Ça n’ira pas en s’arrangeant, de toute façon. Ça risque même d’aller jusqu’à l’insoutenable. Finir sa vie dans un EHPAD : le rêve ! Je m’arrangerai pour partir avant, soi-dit en passant. Mais stoppons là le mauvais esprit.

 

Les enfants avec lesquels je travaille, surtout dans les petites classes, tutoient sans gêne aucune, c’est tellement agréable ! Ils font des compliments, aussi. Ils vous trouvent beau, ils vous trouvent belle parce qu’ils vous apprécient. Quel plaisir à entendre ! De quoi me régénérer, boire à la fontaine de Jouvence…

 

Il n’y a pas si longtemps, j’écoutais, en replay sur France Culture, une série d’entretiens avec Marceline Loridan-Ivens, réalisatrice, scénariste, écrivaine, journaliste, quatre-vingt-dix ans au compteur, rescapée des camps. Une femme incroyable ! Vive, lucide, à l’appétit culturel bien aiguisé, en phase avec le monde d’aujourd’hui… J’ai pris une belle leçon de vie à laquelle je puise, lorsque je doute, lorsque je flanche, lorsque l’on me rappelle que je n’ai plus vingt ans.

 

 

Texte écrit dans le cadre de l’atelier « L’Écritoire » de Meaux, mars 2018.

 

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