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En voiture

 

 

Muriel avait eu son permis de conduire du premier coup, après six mois de cours intensifs et laborieux. Le couple de moniteurs d’auto-école se refusait à la présenter à l’examen tant qu’elle n’aurait pas atteint un niveau de conduite suffisant. Elle n’était pas prête, trop d’inattention et de maladresses, ils ne tenaient pas à faire chuter leur taux de réussite !

 

Tout allait trop vite, en voiture. Elle paniquait, elle n’avait pas les bons réflexes, elle perdait les pédales, au sens propre comme au figuré. Des séances supplémentaires s’étaient donc avérées nécessaires pour acquérir l’aisance qu’elle n’avait pas encore. Par contre, elle n’avait eu aucun problème à apprendre le code de la route et réussir brillamment les tests.

 

Par un matin ensoleillé de juin, Muriel se présenta aux examinateurs extrêmement concentrée, calme, confiante, sûre d’elle, allant même jusqu’à réussir parfaitement, dans une petite rue en pente, un créneau gauche en marche arrière, dans le sens de la montée. Un véritable exploit en ce jour de grâce ! Elle pouvait remercier ses moniteurs de l’avoir si bien entraînée, moyennant finances bien sûr, mais elle était récompensée.

 

Maintenant, il lui fallait passer ses examens universitaires, elle révisait assidûment. Elle avait pris goût aux études, elle voulait continuer, elle aimait l’esprit de réflexion et de curiosité intellectuelle qui régnait à la fac. Mi-juillet, son passage en deuxième année de lettres modernes fut confirmé, elle avait tout validé haut la main.

 

Elle irait loin, jusqu’à l’agrégation, suivant ses cours à la Sorbonne dès la licence. Elle habiterait une chambre de bonne, travaillerait au service animation de la ville de Paris pour aider son père à payer ses études, ferait du baby-sitting et donnerait des cours de français pour les à-côtés, disques, vêtements, soirées, sorties en boîte, alcool, haschisch… Ah ! La vie d’étudiante !

 

En possession de son permis, Muriel s’était rendue fièrement chez ses grands-parents paternels. Comme il ne pouvait plus conduire à cause de ses problèmes cardiaques, son grand-père lui cédait gentiment sa Dyane beige. Elle était en excellent état et possédait un toit décapotable comme les Deux-Chevaux qu’il avait eues précédemment. Ainsi, elle resterait dans la famille et tout le monde était content. C’était sa dernière voiture, il espérait que Muriel en ferait bon usage.

 

Voilà, c’en était fait. En ce mois d’août 1983, tout lui souriait. Elle venait de perdre sa virginité à dix-neuf-ans bien sonnés avec un dénommé Patrick, fort amoureux d’elle. Ils fréquentaient tous les deux la même bande, de sacrées virées en voiture s’annonçaient avec Muriel au volant ! Sur les petites routes de campagne, on ouvrait le toit pour avoir de l’air. Les unes et les autres se mettaient debout, cheveux au vent, criant leur joie d’être jeunes, d’être beaux, d’être libres… Ils avaient la vie devant eux.

 

De ses premières années de conduite, la Dyane en était sortie toute cabossée. Muriel était aussi imprudente et maladroite qu’à ses cours, au début, avec monsieur et madame les moniteurs. Elle avait évité les accidents mais ne manquait pas de reculer dans un mur, de heurter un poteau, ou plus grave une autre voiture… L’abus de bières et de joints n’arrangeait rien !

 

Plus tard, lorsqu’elle irait suivre ses cours à la Sorbonne, elle prendrait le train pour ses allers-retours.  Il n’y avait pas encore l’autoroute et conduire dans Paris, elle n’y pensait même pas. Elle rentrerait chez son père presque tous les week-ends, rejoindrait Patrick dans le bar attitré de leur bande, ils décideraient de leur soirée. Sa voiture aurait alors pour vocation à circuler essentiellement là-bas, au milieu des vignobles, sur les petites routes sinueuses ou même des chemins de terre.

 

La pauvre Dyane avait fini sa carrière dans un fossé, sur un terrain vague au milieu de nulle part, soi-disant un raccourci, au cours d’une fête de village bien arrosée. Muriel et les autres, sacrément défoncés, s’en étaient sortis indemnes, mais la voiture était irréparable. Tant pis, elle se passerait un temps de ce moyen de locomotion, elle vivait et travaillait à Paris, maintenant. Le métro et la marche à pied, ça lui allait bien ! Elle avait un nouveau copain, Mehdi, qui habitait en proche banlieue. De ce fait, elle revenait moins souvent chez son père.

 

Après sa mutation dans un grand lycée de province pour oublier Mehdi et revenir à ses racines, elle avait acheté une Fiat Panda qu’elle garda une dizaines d’années, avec des bosses, certes, mais en état de marche. Arrivant au bout de sa course, la petite Fiat rouge avait cédé la place à une Polo Volkswagen d’une couleur assez spéciale, entre le jaune et le vert, du meilleur effet. Celle-ci aussi avait pris des gnons !

 

Certes, les années passant, Muriel était bien meilleure conductrice, mais elle ne serait jamais été douée pour les manœuvres. Quelle plaie, de parvenir à se garer dans ces parkings souterrains sur un emplacement minuscule, entre un mur et un poteau ! Ça n’y manquait pas : elle se prenait souvent l’un ou l’autre.

 

Après cette voiture-là elle avait acheté une Ford Ka, un modèle amusant, orange marron métallisé, tenant bien la route. Mais il fallait toujours qu’à un moment donné, Muriel bute dans un obstacle qu’elle n’avait pas vu : le poteau en bois soutenant le toit du garage à voitures de sa résidence, une borne en béton le long d’un trottoir quelconque…

 

Malgré quelques beignes qui ne l’empêchaient pas de rouler tout à fait correctement, vieille mais encore gaillarde, la Ford fut cédée au début de l’année 2018 à son neveu d’Auvergne, pour ses dix-huit ans. La conduite accompagnée à partir de seize ans lui avait facilité la tâche pour avoir le permis en même temps que sa majorité ! Ainsi, la voiture de Muriel restait dans la famille et tout le monde était content. Elle espérait qu’Alex en fasse bon usage.

 

Sa cinquième voiture, une Twingo neuve couleur jaune éclair, moteur à l’arrière, lui tendait les bras chez le concessionnaire. Ah ! Quel plaisir de la voir propre, brillante, sentant le neuf, avant de conclure la vente et de repartir avec ! Muriel se demandait toutefois combien de temps son acquisition resterait nickel au niveau carrosserie.

 

Elle eut assez vite la réponse : un mois à peine après la mise en circulation de son véhicule, elle avait reculé trop vite et choqué une grosse voiture garée trop près, qui s’en était tirée sans dégât visible. Par contre, le pare-chocs arrière gauche de la sienne, tout en plastique, s’était fendillé à deux endroits : la première blessure de guerre d’une longue série à venir.

 

 

Pour l’Écritoire du 13 avril 2018

 

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